« Pourquoi je me bats », Lettre reçue d’un prisonnier

Lettre reçue de la part d’un prisonnier :

Il y a aujourd’hui le danger d’un nouveau choc explosif entre les puissants, et les faibles qui ne supportent plus de l’être, entre les possédants et les possédés révoltés des inégalités, entre les quelques uns qui écrivent l’histoire et les nombreux qui se voient conter leur propre récit, sans réussir à rendre audible leur contestation face aux déformations. Comme dans ces cauchemars où l’on rêverait de pouvoir hurler son désespoir à pleins poumons, mais où aucun son ne se fait entendre. Ce cri est étouffé par la différence de capacité de communication, entre une petite part de la population, qui profite des avantages d’être un nombre réduit richement équipé, pour coordonner leurs actions, et entre une large partie de la population, desservie d’être une masse mouvante tant sur les points culturels que philosophiques, et qui peine à se voir et à se sentir, à définir les limites de son corps et de ses désirs. Et qui, tel un aveugle sonné par une ambiance sonore chaotique, suit une puissante voix qui se détache de la multitude, et qui semble si forte et si sûre d’elle.

Les médias sont le socle de cette voix dirigiste, preuve en est de la possession par les puissants des différents secteurs de l’information, qui s’auto-définissent constamment comme contre-pouvoir libérateur, comme si l’univers ne les avait constitués que de vertus et qui, en France, se targuent de suivre sans discontinuer les valeurs républicaines, comme si une république était un être pur, inaltérable et totalement imperméable à la corruption et au pourrissement de ses institutions, comme si le droit républicain avait remplacé le droit divin. Et cette puissance médiatique martelant chaque jour sa légitimité et son indéniable honnêteté dans un discours assourdissant, fini par créer une réalité difforme qui veut supplanter sans compromis la vision simple et naturelle des citoyens assujettis, témoins légitimes de leurs propres expériences, de leurs propres souffrances.

Gorgé d’orgueil par leur omniprésence qui se voudrait tout autant omniscience, cette puissance insiste, avec une douteuse innocence, sur la clairvoyance intellectuelle d’élite éduquée, pour écraser sa principale concurrence qu’est la pensée populaire, décrite comme banale et fade, à la limite de la stupidité, à qui il faut, dans une urgence permanente, proposer une solution à sa crise, à son manque d’argent, qui serait forcément le reflet de son manque de membres intelligents.

Se focalisant sur les erreurs d’un peuple qui peine régulièrement, presque constamment, à formuler de façon intelligible les interrogations et les réponses aux sujets d’inquiétudes de son passé, de son présent et de son avenir souhaité et potentiel, le pouvoir médiatique dénigre volontiers la quasi-totalité de ses individualités. Quand, dans le même temps, elle qualifie les violations flagrantes de sa déontologie comme de simples et bénignes dysfonctions, qui ne sauraient provoquer aucun procès pour manipulation, ce qui est parmi le plus sacré, ce qui forme les esprits forts et indépendants, la nourriture intellectuelle, l’information et la nécessité indispensable qui va avec, de ne pas tromper, et égarer ses semblables les plus influençables, dans un monde déjà suffisamment complexe.
Loin de ce texte l’envie de vous faire croire que l’indignation face à cette situation est une source récente du mécontentement de foules dominées. Déjà en 1860, Gustave Flaubert, témoin d’une époque française bouillonnante d’envie de justice sociale, écrivait à propos des mouvements sociaux révolutionnaires de 1848 :

« Rien de tout cela ne serait arrivé si on protégeait mieux l’agriculture (entendons ceux qui travaillent aux tâches essentielles), si tout n’était pas livré à la concurrence, à l’anarchie, à la déplorable maxime du « laisser faire, laisser passer » ! Voilà comment se constitue la féodalité de l’argent, pire que l’autre (la traditionnelle féodalité politique) ! Mais qu’on y prenne garde ! Le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels. »

Les agences bancaires d’aujourd’hui remplaçant les hôtels d’hier, et les gilets jaunes symbolisant les accidentés de la longue route du progrès, exténués de se voir faire la leçon par ceux qui considèrent que le monde se divise simplement entre les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. Ces accidentés finissent par comprendre que la réussite totale ne se fera que collectivement, ou continuera à n’être qu’une succession d’échecs partiels, en attendant l’inévitable échec collectif total.

« Affabulateur, catastrophiste, arriériste ! » crieront certains. Ils se battront corps et âmes pour défendre un pain fait de blé de sang, construit sur la destruction. Ils affirmeront haut et fort que la misère, la famine, la pollution, sont dûs au fait que l’on est malheureusement pas allés assez loin, pas allés assez fort, dans la voie consumériste qui s’acharne jour après jour, heure après heure, à nous présenter comme étant la seule alternative viable, la seule opportunité de sauver un monde qui a entamé une sixième extinction des espèces par un simple hasard d’un calendrier déployé sur des milliards d’années.

Quand à propos de cela on leur dit qu’on ne veut plus les suivre car on a peur de perdre ce que l’on a, la réponse des maitres est cinglante : « vous avez peur de perdre ? Mais les patrons peuvent tout perdre eux ! » S’exclament-t-ils, comme si l’employé avait, entre lui et la misère, un tampon autre que son travail incessant et inarretable. Les employés ne peuvent rien perdre selon eux, car n’ayant rien, l’argent semblant être tout, il n’ont logiquement rien à perdre, pas de logement, pas de toit, pas de nourriture, pas d’eau saine, pas de lit confortable pour s’effondrer après une longue journée de travail, pas de famille et pas d’avenir digne d’être vécu.

Et c’est avec cette spontanéité qui est, elle, bien innocente ; une si grosse bêtise ne pouvant être volontaire ; que l’on nous explique avec pédagogie qu’il faudrait adopter le code du travail chinois, tout en cherchant à devenir milliardaire. Nous demander à tous de devenir incroyablement riches d’argent en gagnant 1€ de l’heure, et en oubliant de noter qu’une vie de 80 ans ne signifie qu’une trop courte balade d’à peine 600 000 heures, est-ce de l’hypocrisie ou de la paresse intellectuelle ? Je ne saurais le dire. Ce que je saurais dire, c’est que ces gens là ne se gênent pas de nous traiter de fainéants et de cyniques lorsqu’on leur fait remarquer qu’avoir le seul choix entre être un esclave ou un maitre ne nous intéresse tout simplement pas.

Et leurs yeux, béants d’incompréhension, s’agrandissent encore lorsqu’on leur fait aussi part de notre volonté de nous intégrer parfaitement à l’histoire éternelle, au cycle de la vie. Que l’on ne s’imagine ni en dessous ni au dessus des êtres que l’on côtoie, humains, animaux ou plantes, et que l’on souhaite faire de cette Terre un Paradis pour le plus d’êtres possibles. Tout cela en nous développant, pour nous offrir le luxe de continuer à découvrir les secrets de l’Univers. Afin de nous rapprocher de nous-mêmes, afin de nous rapprocher les uns des autres. Et que pour nous, la loi de la jungle, la loi de la nature, n’est pas celle du plus fort mais celle du mieux uni.

Voilà pourquoi je me bâts, à ma façon et souvent bien naïvement, mais je changerais, comme j’espère que ce système changera. Faites attention à vous, et continuez à vous battre, contre des inégalités qui ne sont certainement pas entretenues par ceux qui les subissent.